elisecreationsuite

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Croquée

Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, j’avais été lucide.

Si je n’avais pas été à genoux sur la lune, la tête dans les étoiles, les yeux rivés sur la voie lactée. En quête. Si j’avais eu ma tête à moi, sur mes épaules je veux dire, si j’avais eu mes pieds sur terre, sur le sol, j’aurais vu la fissure, la faille et la possible blessure. Je me serais levée, j’aurais fait demi-tour, marche-arrière ou volte-face. J’aurais pris mes jambes à mon cou, serais sortie du bois, aurais franchi la haie de noisetiers et j’aurais bifurqué sur le chemin voisin. Je ne serais pas restée plantée là, tombée ou presque sous le charme, enamourée.

 

J’aurais conservé mes esprits. L’œil aurait été méfiant, le pas prudent. Je me serais encapuchonnée de vert et non de rouge. Et l’expérience passée aurait été convoquée. Elle aurait afflué, affleuré ma mémoire et ma conscience. Elle aurait fait déclic. J’aurais vu la faiblesse, la sienne, la mienne. Je me serais armée contre la tendresse.

 

Mais la douceur, c’est étrange, ça vous fait basculer. Ça vous fait fondre.

C’est comme cela que tout est arrivé, c’est comme cela qu’il m’a cueillie. Avec ses bras chargés de roses fraîches et blanches. Avec ses gueules de loup. Je suis tombée dedans. Dans les paniers garnis de pommes, de chocolat et de pain frais.

 

Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, il n’avait croisé mon regard qui implorait les cieux, halluciné. Il a voulu m’aider. Me faire descendre. Tout de suite et sans attendre. Il a bien fait.

Sans se laisser souffler, il a resserré son écharpe de laine autour de son cou allongé, a remonté sur son nez sa paire de lunettes aux branches ciselées. Il a ouvert la bouche et d’une voix trainante, a demandé : « Et si l’on s’écrivait ? ». Les éclairs étaient absents, autant que la foudre, et pourtant… Le ciel s’est entrouvert, zébré de blanc. Sous la poésie de son long manteau flottant, la voix douce-heureuse balançait, sentait la confiture, les figues et l’automne. Les mots ont roulé dans le désordre, ont agrippé le papier, râpé sa langue sucrée.

 

Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, il ne m’avait embrassée. Ses baisers colimaçons, flocons de coton fleuraient bon. Avaient le goût de framboise, de mûre et de myrtille. Ils ont aiguisé mes papilles, élargi mes pupilles. Et le désir a grandi, pris la place, toute la place. Voilant un peu de la réalité. L’homme-loup était caché. Je ne voyais que l’homme sociable, affable, incroyablement agréable. Bien au dessus des autres. Un homme pâte. À modeler. Aux allures de grand dadais distingué, malléable à souhait, marionnette de sable. Sous ses yeux brillants comme des billes, sous son sourire enfantin, je n’ai pas senti les angles, je n’ai entendu ni l’aigu, ni le grave. J’ai cru le vent, la légèreté de la brise et me suis envolée.

 

Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, je n’avais eu la tête ailleurs, un rêve à l’intérieur. Car attentive et vigilante, avec un peu d’insistance, j’aurai pu deviner le dos tourné, la place occupée. J’aurai vu l’air égaré, mensonger, la brume à la surface. Au lieu de cela, au lieu de vivre digne et droite, j’ai plongé, sans résister. Me suis entortillée, encaramélisée et suis restée collée. Prisonnière du pot de miel. De ses dents de lait. Et ça m’a plu d’être croquée. Le temps de quelques mois, de quelques bouchées. Sans regrets.

 

Et puis quelque chose, enfin, est arrivé. Ce rêve du dedans qui me happait est venu enrayer la machine, comme un grain de sable dans l’engrenage. La mécanique s’est affolée, emballée, a cassé le rythme, stoppé les ronronnements. Il a suffi d’une autre nuit, d’un second ciel, de lumière. D’un besoin d’air et de clarté. J’ai recouvré la vue et lu, sous l’homme bon, la parole noueuse et tortueuse. J’ai vu mon âme se fendre et nos deux cœurs se briser. En quartier. J’ai vu la vérité. Je ne serais jamais moitié. Ni d’orange ni de sœur. Ni de femme. Je resterais entière, et changerai de route, bifurquerai sur le chemin voisin, au moindre doute. Je garderai mes yeux ouverts, en prière, les pieds sur terre.



16/12/2014
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