Je te portais
Tourné, j’ai tourné des heures à t’aimer, le soleil n’osait plus se lever. Tourné j’ai tourné, le ciel étoilé, dans tes yeux j’aurais presque pleuré. Tournée je me suis détournée et j’ai prié. Dieu, ses fiancées, les anges et le réel. Ça m’a aidée…
J’ai plié renoncé préféré m’en aller. Nous desserrer nous séparer. Quitter notre bain-bulle et bleu. Je voulais t’échapper, je voulais rire à nouveau, pleurer vivre et chanter. Retrouver l’enfance, courir plus vite que mes jambes ne pouvaient le supporter. Marquer le sol de mes empreintes refoulées. Perdre mon temps, mon souffle, ma vie. Tout perdre plutôt qu’étouffer, me contrôler. Alors j’ai lâché ta main, ton monde, ta bouche carmin. J’ai bifurqué, désorientée, sur le chemin voisin, plus escarpé. Celui des lapins des noisettes et du silence. Me taire pour une fois, presser la terre et me saouler de vide de vitesse et de vin. Salir mes bottes de boue, de paille mouillée, de résine de pin.
Tourner, me détacher. Libérer le rouge de mes cheveux, délacer les rubans, enlacer les dentelles. Revenir femme et m’élever. Tourner, ne pas me retourner, faire un vœu, mettre les voiles. À fière allure filer vers les étoiles m’y fondre le temps de t’oublier puis redescendre, glisser dans cet étroit couloir de cendres. Manquer d’air et d’altitude. A la surface remonter, sur le sable rouler, sous la poussière m’enliser, perdre le recul. Me laisser couler au fond de la fatigue de la fièvre et des fontaines, fissurées.
Sentir, sentir… Et haleter, ne plus penser. Aller tout droit, même dans le mur, même à la mort à la fracture. Loin de ta voix, de ta blessure. J’ai préféré ne plus t’entendre, me rendre. À cette fuite, à cette course folle et tendre. Mais dans ce marathon une surprise, un second souffle. Animal et divin. Le tien au mien désormais accordé.
Le temps avait passé, incontourné. J’intégrais, je digérais, j’absorbais tes paroles d’argent, ciselées. Étourdie de lumière, je déployais mes ailes sans douter, sans chuter. Je te portais. Je t’avais quitté c’est vrai mais même loin tu restais là, au sommet. En dedans, puissant, à jamais présent.
Nos regards, soulevés
La foule, sur le pavé, manifestait. Les mains frappaient. Et pendant que la clameur peu à peu s’élevait, je descendais, me rapprochais. J’allais vers toi comme on vient, comme on va vers une île, une terre solide et solitaire. Entourée d’eau, de pierres et de lumière.
La foule, sur le pavé, glissait. Les mains frappaient. Les nôtres, in habituées et incertaines, s’effleuraient. La maison, bercée par la douce brise des alizés, dodelinait. Dans l’intimité feutrée des notes blanches et noires d’un piano délaissé, elle se laissait porter. Tu es entré dans le salon, as feuilleté la partition et, installé sur ce tabouret, tu as joué. Les notes ainsi aérées ont gravi, grimpé les échelles pour s’envoler ; je t’écoutais les yeux fermés.
La foule sur le pavé grondait. Les mains frappaient. Au rythme cadencé d’une colère étouffée, d’un pas armé. Le bitume pâlissait sous l’enclume des rages et du rejet. Dans la maison, il faisait bon. Tiède à souhait. Nos regards, soulevés, ne restaient pas fixés. Ils s’étonnaient. Se promenaient, mobiles, du pourpre orangé des chandelles à l’argent étoilé de la nappe de papier. Ils allaient et venaient, faisant le tour des alentours, refaisant le parcours.
La foule, sur le pavé, grandissait. Les mains frappaient. Au rythme cadencé d’une colère étouffée, d’un pas armé. Claqué. Mais le piano, épris de vie, chantait plus haut. Nous fredonnait des comptines, des chansons enfantines. Nous offrait, maternel, sa bulle bleutée, poupine. Bientôt ouatée, je n’entendais plus qu’un ton sur deux. Plus que le silence d’entre les lignes et les portées. Les voix de la foule, écorchées vives, disparaissaient. Mises en sourdine. Je n’avais plus d’oreille que pour nos authenticités, fragiles.
Pour m’amuser pendant que tu jouais, je comptais les maillons de la chaîne, les crayons. Je comptais les couleurs, je comptais sur toi pour me faire oubliée. Entre tes bras et sous tes doigts, s’amortissait le choc. Je plongeai, sœur-sirène, dans un bain d’huile et de liqueurs. Les eaux de vie, de rhum blanc faisaient effet, me détendaient.
La foule, sur le pavé, grossissait. Les mains frappaient. Au rythme cadencé d’une colère étouffée, d’un pas armé. Toujours la même masse sur le même sol goudronné, scandant les mêmes peurs, les mêmes pleurs salés. Éloignée de la marée humaine, démesurée, j’appelais au secours. J’appelais la parole et la pensée, la mise à distance, la prévenance. Car plus que tout, je craignais la noyade, la montée des eaux, le retour au berceau. Je les craignais du monde, je les craignais pour nous. Je voulais rester, là, debout, avec moi dans tes bras. Tout à la fois accoudée à ce charivari, à ces « Charlie Charlie » et accordée à l’infinité des possibles. Je redoutais nos âmes résignées, fourbues et fusionnées.
La foule, sur le pavé, manifestait. Les mains applaudissaient.
De toute ma force, je restais amarrée au souffle régulier des alizés, à l’entre-nous deux, au juste milieu. Puis les heures ont passé, et peu à peu, ont ciré la nappe d’argent étoilée. Les chandelles éteintes, je me retrouvais ajustée aux vagues de la houle, à ses battements de cœur. Rassurée, je lâchais ta main. Non pas pour dessiner mais pour inscrire, écrire, traduire. Régurgiter l’absurdité.
Les pieds dans le sable, mon carnet posé sur la table, j’entrais dans la danse, vulnérable et responsable.
Contredanse
Tu m’avais dit : cette fois c’est fini. J’avais dit oui. Une fois n’est pas coutume, tu avais parlé. Enfilé des mots. Des mots-costumes, tachetés de brume, mais des mots quand même. Ton désir, le vrai, je le sentais tout autre, tout près. A l’opposé de ce que tu me chantais. Je te voyais te balancer, à contretemps, à contre-croche. A l’envers de ta musique, désaccordé.
Mais tu l’as dit, tu voulais te protéger. Des coups de tonnerre de ta colère. Tu préférais éviter le conflit, tu l’as suffisamment répété. Toujours la même sérénade, tu t’enfonçais dans le creux du lit, les yeux brûlés sous tes sourcils froncés. Tu t’enfermais plutôt que de jouer. Porte close, parole bâillonnée. Egarée dans le silence, à peine soupirée. Tu préférais rester fixé, cloué à tes idées, claquemuré. Mais c’était sans compter sur ma vigueur, ma nature combative qui, lorsque tu t’affalais, lorsque tu t’affolais, te convoquait à te redresser. A visiter ta verticalité.
Tu es parti, pourtant, petit soldat. Tu as pris tout ton barda, tes clics et tes clacs, mis dans ta besace tes non-dits, ta fausse mélodie. Tu as maquillé de charme ton doux visage et tu m’as dit : cette fois c’est fini.
Mais ton esprit, candide et contrarié, s’opposait. De toute ta flamme, tu désirais t’affronter. Batailler contre tes interdits, tes impossibilités. Ton âme-flûte, en lutte, dissonante et caressante, je l’avais devinée. Sous les mots lisses et déguisés qui se faisaient la révérence. Sous le ton mesuré, égalisé et monocorde.
A t’entendre, tout était clair, carré, bien classé. Tu évoluais, virtuose, dans l’univers des notes récitées, déportées. Toutes linéaires, logiques, sans intervalles ni pointillés. La forteresse était épaisse. Lourde et disgracieuse. Ton abri, anti-atomique, anti-fantaisie.
Là où je logeais, tapie au fond de mon intuition, j’ai entendu le carillon.
Le retour possible au secret, au jardin du vrai.
Je me doutais qu’une fois les bagages déposés, dépaquetés, monteraient de nouvelles pensées. Libres mais jusqu’ici inavouées. Subversives et non recommandées. Je supposais l’effritement, l’effondrement des murs. Je présumais l’inconfort, les pas chassés. Tes pieds, sur le sol bétonné, piétinant bientôt des sables plus mouvants.
Je me doutais, que ce jour-là, lorsque le souffle te manquerait, on se retrouverait. Tu te retournerais. Sur moi, sur tes pas. Sur la sinueuse rondeur des chemins, l’enroulement des sentiers, détournés. Tu accepterais ce qui manque et échappe, nous désenchante et nous arrache. Ton âme, soulagée, chevaucherait au galop, le dessus des dessous des clôtures, des barbelés.
Je précise, prudente, que je ne suis pas là pour te rattraper. Pour te hisser sur cette terre sauvage sur laquelle il nous faut s’incarner. Mais je peux, si tu le veux, t’accompagner. Faire avec toi, à tes côtés, le trajet de la colère. Sans être mère, ni infirmière. Sans blouse blanche, ni uniforme.
C’est ce que je me suis dit lorsque j’ai reçu ta lettre. Tu avais écrit : « je me suis fui, je suis parti trop tôt. J’aimerai te revoir, abandonner tout pouvoir ».
Une fois encore, j’ai accepté. J’ai dit oui et j’ai gardé pour moi tout le reste.
Ma propre musicalité, mon goût pour les jeux de mots, les siestes et le rodéo.
Puisque cela m’était donné, je voulais voir la vie ressusciter. Tout allait enfin commencer. Toi autre et moi différente. À jamais neuve et tournoyante.
De guingois
La maisonnette s’élevait au milieu du bois. Haute et de guingois.
Ses fenêtres s’ouvraient sur une architecture coquette faite de briques et de bois d’allumettes. Si elle avait élu domicile sous les yeux ronds du hêtre, c’est qu’elle s’en était acoquinée. Les branches vêtues de mousse verte, les creux et les arêtes de son tronc usé, tout cela la fascinait. Chaque jour, pour le séduire, elle changeait de toilettes. On l’avait vue se parer d’or et d’améthystes, talquer de sucre glace toiture, volets et devanture. Et tout cela sans jamais oublier de se dandiner. C’était pour cette raison qu’aujourd’hui tout allait de travers. A force de se déhancher, elle se trouvait tordue, mal fichue. Elle oubliait que sa jeunesse avait depuis longtemps filé. Mais que voulez-vous, à cet âge, on perd un peu la tête…
Le hêtre, poète, poursuivait d’autres rêves. Il formait le souhait d’entendre tinter les mots crochets, les mots clochettes. Il aurait aimé qu’on lui conte fleurette. Amoureux des langues illicites et de leurs jeux, il n’était pas homme, je veux dire, pas arbre à se laisser charmer par une beauté muette.
Pour désirer, il faut un peu de profondeur et d’opacité. Or, on le sait, les mots sont des mondes aussi secrets que fantastiques, élastiques. Ils ne disent jamais tout à fait ce qu’ils voudraient dire. Ils s’inventent, s’avancent et reculent dès qu’on les guette. Et c’est cela qui est magique, et c’est cela qui fatigue.
Œuvrer sans cesse pour le plus juste et le plus vrai.
Le hêtre y travaille, il se démène, il aime : l’improvisation, les circonvolutions, le risque. C’est ce qu’il a découvert. Ça peut paraître bizarre, dit comme ça, mais l’érotique, ce qui ne dévoile pas tout de suite, ça l’enchante. Il aime le mystère. Pour cela, il ferait des kilomètres. Mais, et ce n’est pas de chance, il est assigné à domicile, enraciné sous cette maisonnette.
Un arbre, personne ne le sait mais c’est sensible et féminin, ça aime converser. Ça déteste les devinettes et la télépathie. Ça craint l’effroi, le froid, la sécheresse. Et celui-ci, cet arbre-là, lorsque vous lui faites face, se montre aventureux. Il a appris que pour parler, il faut se séparer. Que pour se séparer, il faut parler. Etre vivant et différent. Jamais transparent, jamais tiède. Alors il ose tout : la langue des oiseaux, celle des anges, celle des loups. Il fait rouler entre ses joues les mots cryptés, hachés, hurlés. Mais ne vous y trompez pas. Par ce biais, il ne cherche ni à briller, ni à vous convaincre d’une quelconque vérité. C’est le moyen le plus direct qu’il a trouvé pour mettre à l’écart les indiscrets et les bavards. Ceux qui, si souvent, vous étourdissent de vide, vous mettent en retard.
Et jusqu’ici, il vivait seul, retranché en haut de sa colline. Jusqu’à l’arrivée de cette maison qui, depuis cet été, déambule en petite liquette et longs jupons. Entendons nous bien, elle ne va pas bien loin. Entêtée, lorsqu’elle s’arrête sur un lieu, elle établit de solides fondations. À déménager, elle n’est pas prête. Les yeux ronds couleur café de son amoureux, les années qui lui rident le front, elle ne peut s’en passer. Elle espère juste que sous ses allures de maison frivole, il creusera sa terre, son âme délicate.
Ce n’est pas parce que la jeunesse s’envole qu’il n’est pas encore et toujours temps de naître à la parole.
Croquée
Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, j’avais été lucide.
Si je n’avais pas été à genoux sur la lune, la tête dans les étoiles, les yeux rivés sur la voie lactée. En quête. Si j’avais eu ma tête à moi, sur mes épaules je veux dire, si j’avais eu mes pieds sur terre, sur le sol, j’aurais vu la fissure, la faille et la possible blessure. Je me serais levée, j’aurais fait demi-tour, marche-arrière ou volte-face. J’aurais pris mes jambes à mon cou, serais sortie du bois, aurais franchi la haie de noisetiers et j’aurais bifurqué sur le chemin voisin. Je ne serais pas restée plantée là, tombée ou presque sous le charme, enamourée.
J’aurais conservé mes esprits. L’œil aurait été méfiant, le pas prudent. Je me serais encapuchonnée de vert et non de rouge. Et l’expérience passée aurait été convoquée. Elle aurait afflué, affleuré ma mémoire et ma conscience. Elle aurait fait déclic. J’aurais vu la faiblesse, la sienne, la mienne. Je me serais armée contre la tendresse.
Mais la douceur, c’est étrange, ça vous fait basculer. Ça vous fait fondre.
C’est comme cela que tout est arrivé, c’est comme cela qu’il m’a cueillie. Avec ses bras chargés de roses fraîches et blanches. Avec ses gueules de loup. Je suis tombée dedans. Dans les paniers garnis de pommes, de chocolat et de pain frais.
Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, il n’avait croisé mon regard qui implorait les cieux, halluciné. Il a voulu m’aider. Me faire descendre. Tout de suite et sans attendre. Il a bien fait.
Sans se laisser souffler, il a resserré son écharpe de laine autour de son cou allongé, a remonté sur son nez sa paire de lunettes aux branches ciselées. Il a ouvert la bouche et d’une voix trainante, a demandé : « Et si l’on s’écrivait ? ». Les éclairs étaient absents, autant que la foudre, et pourtant… Le ciel s’est entrouvert, zébré de blanc. Sous la poésie de son long manteau flottant, la voix douce-heureuse balançait, sentait la confiture, les figues et l’automne. Les mots ont roulé dans le désordre, ont agrippé le papier, râpé sa langue sucrée.
Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, il ne m’avait embrassée. Ses baisers colimaçons, flocons de coton fleuraient bon. Avaient le goût de framboise, de mûre et de myrtille. Ils ont aiguisé mes papilles, élargi mes pupilles. Et le désir a grandi, pris la place, toute la place. Voilant un peu de la réalité. L’homme-loup était caché. Je ne voyais que l’homme sociable, affable, incroyablement agréable. Bien au dessus des autres. Un homme pâte. À modeler. Aux allures de grand dadais distingué, malléable à souhait, marionnette de sable. Sous ses yeux brillants comme des billes, sous son sourire enfantin, je n’ai pas senti les angles, je n’ai entendu ni l’aigu, ni le grave. J’ai cru le vent, la légèreté de la brise et me suis envolée.
Rien de tout cela ne serait arrivé, si cette nuit d’été, je n’avais eu la tête ailleurs, un rêve à l’intérieur. Car attentive et vigilante, avec un peu d’insistance, j’aurai pu deviner le dos tourné, la place occupée. J’aurai vu l’air égaré, mensonger, la brume à la surface. Au lieu de cela, au lieu de vivre digne et droite, j’ai plongé, sans résister. Me suis entortillée, encaramélisée et suis restée collée. Prisonnière du pot de miel. De ses dents de lait. Et ça m’a plu d’être croquée. Le temps de quelques mois, de quelques bouchées. Sans regrets.
Et puis quelque chose, enfin, est arrivé. Ce rêve du dedans qui me happait est venu enrayer la machine, comme un grain de sable dans l’engrenage. La mécanique s’est affolée, emballée, a cassé le rythme, stoppé les ronronnements. Il a suffi d’une autre nuit, d’un second ciel, de lumière. D’un besoin d’air et de clarté. J’ai recouvré la vue et lu, sous l’homme bon, la parole noueuse et tortueuse. J’ai vu mon âme se fendre et nos deux cœurs se briser. En quartier. J’ai vu la vérité. Je ne serais jamais moitié. Ni d’orange ni de sœur. Ni de femme. Je resterais entière, et changerai de route, bifurquerai sur le chemin voisin, au moindre doute. Je garderai mes yeux ouverts, en prière, les pieds sur terre.