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La petite fille aux allumettes

Un vieil ivrogne a laissé, sur le trottoir, une bouteille vide et une boîte d'allumettes. Ana, qui n'a pas encore l'âge de marcher seule dans les rues sombres de la ville, tient son père par la main. Freine son pas pressé.

Attirée par l'objet, elle se retourne vivement, lâche la main pour revenir sur ses pas et ramasser la boîte. Son père, impatient et agacé devant cette enfant trop rêveuse crie :

-« Ana! Repose ça tout de suite et reviens ici! Tu vois bien que ça a traîné par terre! Et puis ça n'est pas à toi! »

La petite fille (d'un caractère bien trempé) fait mine de ne pas avoir entendu et plonge, dans le fond de son manteau, la boite en question.

-« Ana? Qu'est ce que je viens de te dire? Remets cette boîte où tu l'as trouvée! Tu sais que je n'ai pas le temps. Je te rappelle que c'est Noël ce soir et que maman nous attend! »

 

Le visage d'Ana se ferme.

Noël, elle n'aime pas. Elle n'aime ni son bruit, ni ses silences. Elle n'aime pas les sourires faussement enjoués de ses parents. Elle les a si souvent vus tricher. Faire semblant d'aimer la fête. Faire semblant pour les cadeaux.

Elle n'aime de Noël que le sapin qui scintille et promet la joie.

Elle n'aime de Noël que les yeux écarquillés de Terence, son petit frère.

 

Le seul qui la comprenne vraiment. Qui ne lève pas un sourcil incrédule à l'écoute de ses rêves. Par exemple, le songe du roi fatigué par deux colombes qui, jour et nuit, roucoulent. Ou celui du héron en pantalons. Terence, c'est le seul qui rit pour de bon à l'histoire du chat qui s'envole, malgré ses bottes de plomb. Bref le seul qui prête une oreille attentive aux histoires qu'elle se raconte. Le seul qui la croit.

 

Elle est petite, c'est vrai, mais elle a vu combien les adultes sont sérieux. Et peu doués pour le rêve. Encore moins pour l'amour. Ils manquent de feu. Alors elle s'en empare, le cache au fond de son manteau, au creux de son ventre. Elle le vole.

Sa volonté titube dans le regard trop sévère de son père, mais elle tient bon.

D'ailleurs, le père plus pressé que désireux d'être cohérent, laisse tomber et l'entraîne toujours plus vite dans sa course. On pourrait croire qu'il y a urgence.

De toute façon, quoi qu'elle fasse, elle n'échappera à la soirée des grands.

 

Ils seront trois.

Terence n'est pas là. Parti. Pour longtemps, ont-ils dit. Où? Personne pour répondre, pour dire. Ana ne comprend rien. Comment peut-on disparaître du jour au lendemain? Son cœur, depuis, ne valse plus. Ses nuits se vident. Plus de héron en pantalons, plus de chat ni de colombes. « Mon cœur ne bat plus, pense-t-elle. Mes mains sont bleues, je tremble de froid, je tremble de peur. Terence me protégeait du monde et de ses mensonges. Maintenant qu'il n'est plus là, plus faim... j'ai ».

Elle aimerait pouvoir revenir quelques jours en arrière. Avant la disparition. À cette nuit où il l'avait écoutée si longtemps. Elle avait inventé, enchaîné peut être dix histoires! Sans s'arrêter! Ils avaient tant ri. En cachette, chacun sous sa couette.

 

Elle ne pense qu'à ça. A cette chaleur perdue. À leurs « coucous » chuchotés entre deux fous rires.

 

Si elle était plus grande, elle serait partie, elle aussi. Aurait bourré sa valise de quelques affaires à elle, de quelques jouets pour lui. Elle n'aurait pas laissé de mots. Après tout, les mots semblaient manquer à ses parents. Les vrais mots, ceux qui disent vrai. Elle serait donc partie « en catastrophe », comme disent les grands et comme l'a fait son frère.

 

Elle est encore petite mais elle en a du courage. Elle se sent prête à défier le monde entier. Puis très vite, lorsque la nuit tombe, les forces lui manquent. Et le seul à lui rendre visite, c'est son chagrin. Contre qui elle ne peut rien. Avec qui elle ne peut que pleurer.

Mais jamais devant eux qui fuient ses larmes en remplissant sa tête de mille idées d'activités. Espérant la distraire.

Finalement autant partir tout de suite. « L'enfant part de toute façon », avaient dit ses parents. Mais il part quand il a bien grandi. Est-elle assez grande?

 

Arrivés sur le seuil de la maison, son père, irascible, « gueule » encore :

-« Essuie-toi les pieds sur le paillasson! »

Elle obéit mais file directement dans sa chambre. Et réfléchit, se dit que c'est tant pis pour sa mère, retient ses larmes et met dans son petit sac un gros châle.

Ana aura des pommes à manger ce soir. Elle en a pris trois dans la cuisine. Se glisse maintenant sur la pointe des pieds, dans l’hiver froid.

 

Elle est petite, c'est vrai, et c'est sa première fugue.

Mais elle ose. Elle passe à l’acte.

C'est sa façon de dire puisqu'ici on ne parle pas.

Elle restera, quelques heures, assise sur le petit banc de la rue des flammes.

Fera craquer quelques allumettes en priant très fort qu'on lui ramène son frère.

Qu'on lui dise enfin la vérité.



26/12/2013
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