Le tonneau des Danaïdes
Elle n'a pas faim. Jamais.
Elle mange pour lui faire plaisir. Elle a toujours fait ça.
Elle a bien vu que ça « la » calme, que ça fait taire ses bavardages.
Qu’après tout redevient normal. Comme avant. Avant le vide et sa façon de le remplir, de plaintes et de ménage.
C'est toujours ainsi.
Elle a le ventre plein. Elle a le ventre rond.
Comme la forme du soleil sous le pont de l'arc en ciel.
Un ventre qui repousse au dehors les mille colliers de « sa » douleur.
Qu'elle absorbe.
Elle a la peau d'un rose buvard, un visage de poupée noire, les seins gonflés de tout ce lait pour la nourrir.
Les rôles sont inversés.
La mère ne peut garder pour elle. Sa fille, c'est comme un vase. Fragile et sur le point de casser. Les fissures annoncent l'éclatement du verre, ses brisures et les eaux troubles qui se déversent, se perdent.
Grossesse renversée.
La fille, repue, « attend » la mère, la berce dans son ventre.
Elle marche dans la vie comme un fleuve qui sort de son lit. Elle inonde sur son passage les rues et les places du village. Elle reverse ce qui déborde en elle.
Elle a trop reçu. Sans retenue.
On lui a trop pris. Les yeux de sa mère n'ont fait que mordre et aspirer.
Alors la fille, c'est le tonneau des Danaïdes. Elle déborde et se vide, devient avide. Incapable à son tour de garder.
Mendiante fauchée par une main pressante et gourmande. Une main mise.
Mais les choses sont ainsi faites que même les meilleures ont une fin.
Un beau matin, la poitrine crevassée de tristesse de la fille s'est déchirée.
La lumière est entrée. Par le cœur.
Il a fallu partir. Mettre entre elles une distance aussi grande que celle qui existe entre la terre et la lune.
Histoire de respirer, elle a pris le chemin des montagnes.
Ça a pris une vie.
De nettoyer la poussière de ses poumons asphyxiés.
De cesser d'être un objet, poupée désarticulée.
Quelques foulées dans l'herbe haute, la neige et le travail ont aidé.
Travail de l'écriture, de la pensée. Raturée.
Une vie pour lâcher la main tendue. Lui rendre ses peurs et ses chagrins.
Pour casser le vase, en retrouver les bords.
Pour renoncer à consoler la mère malade, la laisser face à son vide, face à son vague à l'âme.
Et puis petit à petit, la faim est revenue. Le manque aussi.
Elle a revu sa mère au jour anniversaire, et puis bientôt, les jours ordinaires.
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