Enracinement
Amande a choisi. Entre poivre et sel, sa nature gourmande a finalement opté pour le sucre. Cela peut étonner mais c’est comme ça que commence l’histoire. Naïvement. Parce que c’est ainsi que les choses se sont présentées à moi : sous leur aspect naturel, sensuel.
C’est en effet ce qui progressivement a poussé Amande vers le miel, les mirabelles et bientôt les échelles, qui m’a donné la puce à l’oreille. C’est ce qui l’a faite monter à l’arbre qui appelle et interpelle. Son violent appétit pour les pommes cannelle, les poires en robe de flanelle. C’est par cette porte-là que je suis entré dans l’aventure. C’est ici que se trouve le point de rupture.
Mais avant d’y grimper -à l’arbre-, il faut que je vous dise que cette enfant-là vivait embullée, enfarinée par le diable -autant dire, divisée. C’est du moins ainsi que la famille me l’a présentée.
Comme un ange déchu, privé de grâce, rebondissante et sans racines.
Mais si on les écoute, si on les prend au sérieux, ils disent aussi qu’ils n’y sont pour rien. Et qu’elle aurait grandi sans ombre, sous le soleil de Floride. En équilibre. Ronde et blonde, les yeux remplis de velours sombre.
Personne ne s’est donc questionné, ni inquiété. Elle paraissait bien dans sa peau. Remuante mais gaie, revigorante. Ça, c’était au début. Avant qu’elle ne fasse un second choix. Le plus inconvenant qui soit mais le plus sûr. Après le goût du sucre, ce fut le choix de la parole. Le récit d’une aventure qui ne se conte qu’à l’oral, faite de mauvaises langues et de blessures.
La gourmandise, celle d’Amande, allait à cette époque encore bon train. Si bien que pour parler, il fallut se mettre au régime. Ne plus avoir la bouche pleine pour élever la voix. Un désir fort et déterminé fit le travail, Amande perdit du poids.
Cette parole de jeune fille sage, lorsqu’elle apparut, appauvrie, se fit balbutiante. Craquelée et verrouillée. Vacillante et ébréchée. Ayant peine à se dire, peine à prendre place sous son palais doré de glace.
*
Mais voici le temps de pousser la porte pour que vienne se raconter l’histoire de l’arbre.
Durant l’enfance et pendant des années, Amande a porté sur ses épaules -comme tous et chacun-, la plus lourde des charges, l’arbre des anciens. Sans savoir, sans même se rendre compte. Sans être enracinée.
Et plus tard, bien plus tard, mais là je vous livre la fin de histoire, l’arbre s’est renversé. Il est tombé de haut et, avec lui, les mirabelles et les échelles.
Toutefois, avant d’en arriver là, -et j’en ai peut-être trop dit-, il faut que vous sachiez qu’Amande n’a jamais ménagé sa peine. Qu’elle a travaillé durement. Qu’elle a mangé salé et épicé. Il fallait bien qu’elle se surveille. Qu’elle se réveille. Il fallait bien ouvrir les yeux et les vider de leur velours.
Encore choisir et renoncer. Puis distinguer sans opposer.
La paix, c’est la vie et la mort associées, alternées. Embarquées sur une même galère, sous un même ciel. Laissons la place à l’orage. À la rage, rouge et sourde. Laissons les haches trancher dans le vif, l’enfant sage écorcher les cœurs et rompre les amarres. C’est ce que fit Amande, ce que ne comprit pas son entourage.
Mais pour mettre les voiles, il faut aussi revenir sur ses pas.
Monter dans l’arbre pour comprendre et s’apaiser. Reconnaître d’où l’on vient pour qu’enfin se dégage l’horizon. Que se dessinent les perspectives. Accepter des anciens qu’ils nous ont donné la vie et nous ouvrent le passage.
Pour Amande, il y eut bien des fractures, des branches qui cassent, des fermetures.
Mais il y eut aussi les roses. Les roses et la parole.
Toutes de bleu vêtues, insondables et maritimes.
Insolentes et légitimes.
Le cœur, losange orange, aura soufflé le courage nécessaire.
Et c’est ainsi, grâce à ces aides aussi célestes que terrestres, qu’Amande vit, peu à peu, le cours des choses s’inverser, s’ordonner : l’arbre donner ses fruits en cascade, les pommes devenir cannelle et les poires revêtir leurs robes de flanelle.
Puis l’arbre -encore lui- se renversa. Se mit à pousser sous ses pieds, la souleva.
Aujourd’hui, il l’aide à prendre appui, à s’élever.
Mais la vie, comme toujours, reste incertaine.
Et la mort, quoi qu’on en dise, foule notre sol de ses semelles.
Demeurent les ancêtres qui dansent dans une brume sereine,
Et nous protègent sous leurs ombrelles.
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