le château du coeur
La route est incertaine et je n’ai pas de plan (pas même une carte aérienne), mais elle mène, on me l’a dit, au château du cœur. Celui qui m’a parlé a le ventre rond, le sourire niais et il bégaie.
Il a perdu les mots alors pour s’exprimer, se faire comprendre, c’est plus compliqué. Il dit qu’au château du cœur, il est facile de s’entendre puisque ce ne sont plus les mots qui s’enchaînent et font des phrases, qui donnent le sens. Non, c’est le cœur qui fait tout le travail. Et quand c’est le cœur qui prend toute la place, c’est le silence qui s’installe. Un silence dense. Dans le château du cœur, il est dit que le silence danse : avec les étoiles, avec les rires, avec le soleil aussi.
La demeure est recouverte de lierre rouge, revêtue de vigne vierge. C’est le petit bonhomme au ventre rond qui me raconte : les fenêtres y sont toujours ouvertes et les pinsons un peu vagabonds, les rossignols un peu frivoles, viennent y manger les miettes. Y chanter à tue-tête.
Et puis, il y a ce grand jardin : touffu, désordonné, les herbes en bataille. Ce jardin-là, ne se préoccupe pas beaucoup de lui-même. Il flâne, un peu fou, et laisse fleurir ici et là, pêle-mêle, les coquelicots, les capucines et les campanules faciles à vivre. Il néglige les saisons et les saisons n’exigent rien de lui. Alors tout se mélange : les mûres caressent les mangues et les mandarines. Les framboises se marient aux pommes, aux poires, aux prunes. Au fond, tout ça n’a guère importance, l’essentiel c’est que ça danse. Que les jonquilles valsent avec les roses. Que le jaune d’or filtre le rouge et que le vent flirte avec le bonheur. Dans le château du cœur, lorsque l’on a déposé ses pensées les plus lourdes, lorsque l’on s’est montrés suffisamment gourmands pour arrondir son ventre, en général on est heureux. Il y fait bon, le soleil brille et les fontaines, libres, éclaboussent de leur joie les enfants qui jouent. Tantôt à la ronde. Tantôt à la balle.
Ici on se renvoie la balle comme on s’envoie des lettres. Avec fougue et enthousiasme. Avec soin.
Oui, là, dans la partie supérieure du château, il parait que l’on écrit. Que l’on se réjouit. Que les mots qui ne sont pas prononcés à voix haute (puisque c’est le cœur qui fait tout le travail) sont couchés sur le papier. En secret. Qu’ils laissent leurs traces dans des carnets. Des carnets de bois, de pierre quelque fois.
Tout le monde écrit, tout le monde a besoin de dire… Et tout le monde aussi dessine.
Un peu du ciel, un peu du soleil, un peu du rouge poudré des framboises. Et lorsque l’audace pointe le bout de son nez, il arrive que certains courageux, un peu présomptueux, se risquent à dessiner le silence. Comme si le silence pouvait se dessiner…
J’écoute ce petit bonhomme mais je trouve, là, qu’il y va fort. Je m’étonne et je demande : mais il est où ce château ? Toujours en bégayant, il répond qu’il n’est pas si loin, que j’aurais dû prendre une carte, un plan… La route est incertaine, c’est vrai, elle manque de précision et moi je manque d’organisation.
Il parle encore, trébuche sur les consonnes, avale les voyelles et j’ai du mal à suivre. Je comprends une chose et quelques autres. D’abord que pour y entrer, dans ce château du cœur, il vaut mieux avoir appris à se taire. Les bavards, ceux qui ont le verbe haut, n’ont pas leur place.
Et puis le ciel n’est pas comme ici, la pluie ne tombe pas ; les nuages mauves et rares ne se frottent pas, l’orage ne gronde pas. Jamais.
Soudain dans les yeux du petit bonhomme, la niaiserie s’efface et laisse place à la lucidité. Il dit : on pourrait croire que vu d’ici, vu de votre terre ravagée par les guerres, ce que je décris, c’est le paradis. Pourtant il n’en est rien. Dans le château du cœur, la vie n’est pas si simple. On a beau dire, le silence quand c’est tout le temps, ça lasse. La danse, les rires et le soleil, s’il y en a trop, ça agace.
Je suis surprise. Il m’avait bien plu ce pays, j’étais prête à faire mes valises, prête à suivre cette route escarpée, en lacets et incertaine. J’ai donc repris mes esprits, repris le récit en me demandant ce que cette vie pouvait avoir de difficile. Je me suis dis que bégayer, perdre ses mots, ce devait être pénible. Qu’un cœur qui prenait toute la place était un cœur gros et qu’un cœur gros, c’est un cœur triste. Et puis, il y avait ces fenêtres toujours ouvertes. Les oiseaux qui entrent, font comme chez eux, chantent à tue-tête. Non, décidément je préférai avoir des fenêtres qui ferment, j’avais toujours été discrète. Quant aux saisons qui s’emmêlent et se confondent, cela ne me paraissait pas sérieux. Si tous les fruits se mettent à pousser ensemble, on ne sait plus où donner de la tête. Et enfin, pour terminer, il me faut bien vous avouer que je suis bavarde, moi. Alors me taire me parait trop difficile. Le château du cœur, c’est pour les taiseux ou pour les moines, pour les fontaines que ça ne gêne pas. Pas pour moi.
Une question me vient : est-il possible d’être toujours heureux? Le soleil peut-il briller sans discontinuer et les orages ne jamais gronder ? Et tout ça sans se parler ?
Ce n’est pas que je préfère la terre, ravagée par les guerres mais je m’interroge.
Je trouve ma réponse dans le regard un peu curieux, un peu envieux de ce petit bonhomme au ventre rond. Je devine qu’il envie ma raison, qu’il envie les saisons. Qu’il aimerait que les mûres sauvages ne côtoient pas les mandarines. Il aimerait l’orage.
Il aimerait de l’ordre. Il aimerait penser.
Je le rassure, lui dit qu’il y a de l’espoir. Que tant que dans la partie supérieure du château on écrit, tant qu’on laisse des traces dans des carnets, de pierre ou de bois, on cultive la pensée. Qu’elle est là, muette et sous-jacente. Que le cœur sans l’esprit ne peut pas fonctionner.
Qu’il faut les relier et qu’à nous deux on pourrait y arriver. Il nous faudra travailler. Jouer.
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