Ravissement
Elle lui fait face et son sang se glace.
Il s'est perdu, pense-t-elle, inquiète. Dans les images et dans les jeux, sans doute. Il y passe toutes ses nuits désormais.
Les yeux rivés sur ce frère hébété, abattu par le vide, elle cherche.
Une façon de le ramener là. Au présent. Dans sa chambre d'adolescent.
Il a 13 ans, elle en a trente. Elle s'est égarée, elle aussi, quand elle avait son âge. Cette pensée lui noue le ventre. Innocente, sans garde fou ni protection, elle avait manqué de prudence.
L'histoire n'avait pas duré longtemps. Trois mois seulement. Le temps d'une saison, la plus belle, la plus folle.
A son époque, pas d'écran mais une curiosité pleine et intacte. Le garçon, lui, n'avait pas vingt ans. Un voisin. À première vue, tranquille. Du genre discret, que l'on croise dans l'escalier et qui vous dit bonjour en vous tendant la main. Même à vous qui n'êtes encore qu'une enfant. Même si, votre différence d'âge vous fait penser que vous lui êtes insignifiante.
Un jour, donc, où elle rentrait du collège, seule et orpheline dans l'âme, ils se sont croisés. Il rangeait quelques papiers dans un cartable de cuir brun, mou et profond.
Elle ne sait pas pourquoi mais elle n'a vu que ça : la profondeur.
L'espace d'un instant, elle y a vue sa joie. Une porte conduisant à un passage secret, conduisant à une autre réalité. Elle s'en souvient encore. De ce désir de se perdre, de passer par dessus bord.
Attirée par l'inconnu, l'autre monde derrière la porte, sous le cartable, elle a plongé. Il a souri. D'un sourire sombre et sans fossette. Alors elle a foncé, intrépide et inconsciente. Elle l'a suivi jusqu'au jardin qui faisait l'angle.
Elle a pensé à ses devoirs qu'elle n'aurait pas le temps de faire.
Elle a pensé à sa mère, à son petit frère.
Puis, tous deux se sont assis sous le soleil. Sur le petit banc de bois cassé. Derrière les jeux d'enfants. Auréline s'est dit qu'elle avait passé l'âge, que pour la balançoire, il était un peu tard. Mais elle l'a suivi. Quand même. Et quand il l'a assise, poussée dans le dos, elle a senti ses jeunes ailes. Naître et s'ouvrir.
Elle a franchi le seuil.
Elle a saisi le rêve, la main tendue.
Et comme il était fou, aussi intrépide qu'elle, il l'a guidée.
Durant ces trois mois, ils n'ont fait que ça. Monter, descendre, toucher le ciel. Jouer à se pendre au cou des étoiles. Et pendant tout ce temps, elle est restée muette. Elle n'en a rien dit à personne. Et surtout pas à sa mère. Elle a voulu voler sans elle. Mettre de côté, dans son jardin secret, des souvenirs, de la mémoire pour plus tard.
Un soir, à l'arbre en fleurs, elle a osé confier l'infini et sa profondeur. La poésie.
Un soir, un autre, en sortant du collège, elle n'a trouvé que le noir. L'escalier sombre et froid. La fin de l'histoire.
Il était parti. Sans expliquer. Emportant avec lui, tressé dans le fond de son cartable, un petit bout de son cœur, un petit bout de la nuit.
Auréline, depuis, dort trop.
Son frère, lui, dort mal.
Le sang glacé par la peur, elle franchit un nouveau seuil.
Celui de la parole. Et révèle à l'adolescent captif, l'histoire de ses treize ans, le ravissement.
Et les mots volent à leur secours, remettent en ordre.
La nuit, le jour...
C'est le temps qui s'ordonne.
Le présent qui revient.
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